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Facundo Alvaredo*, Denis Cogneau* et Thomas Piketty*

Les sociétés coloniales ont, par définition, été des sociétés profondément inégalitaires, sur le plan du pouvoir et de l’autonomie politique, des perspectives économiques et sociales, si ce n’est, en premier lieu, sur le plan ethnique. En témoignent les différences de traitements entre les populations européennes et les peuples indigènes dans les colonies européennes. Le quotidien des peuples ayant vécu sous le joug colonial est bien connu. Très tôt dans l’expérience coloniale, des écrits de militants, des essais critiques, et des travaux de sociologie ont mis au jour les multiples formes de discrimination et de domination qui régnaient dans les colonies. Toutefois, les inégalités endogènes des colons comme des peuples colonisés ont fait l’objet de moins d’attention. Il est faux de prétendre que tous les Européens sont parvenus à se frayer un chemin jusqu’à la classe dominante. Du côté des autochtones, certains chefs de tribus, magnats locaux et autorités religieuses ont payé de leur vie leur opposition au colonialisme. D’autres, ont, au contraire, collaboré de diverses manières avec les puissances coloniales pour en tirer des avantages économiques et politiques certains. De plus, malgré la discrimination de l’époque coloniale, le commerce, l’urbanisation, l’instruction publique ont ouvert de nouveaux horizons et favorisé la mobilité sociale ainsi que l’accumulation de richesse et permis l’émergence de ceux qui deviendraient bientôt les figures de proue des mouvements indépendantistes.

Quoi que l’on en dise, le tableau brossé aujourd’hui de l’époque coloniale comprend des zones d’ombre. Le manque de données quantitatives ne nous permet pas de connaître précisément l’état de la concentration de la richesse dans les sociétés coloniales, tout particulièrement en Afrique. Quelle était l’ampleur des inégalités de richesse dans les colonies au 20e siècle ? Les membres autochtones de la classe dominante avaient-ils les moyens de se mesurer aux plus riches colons ? Avec des inégalités se réduisant en Europe après la Seconde Guerre Mondiale, et des puissances coloniales de plus en plus contraintes à reconnaître les torts subis par leurs sujets, les inégalités ont-elles suivi la même tendance à la baisse dans les colonies ?

Par cet article, Facundo Alvaredo, Denis Cogneau et Thomas Piketty apportent leurs concours à ces questions, en comparant, à l’appui de relevés fiscaux, les concentrations de revenus dans quatre colonies françaises en Afrique et en Asie à celles constatées dans les colonies britanniques, sur la période 1920 – 1960. Il est peu étonnant, à la réflexion, que les inégalités de revenus (exprimées selon la part de revenus supérieurs) dans les colonies françaises et britanniques au 20e siècle aient été très importantes (au milieu des années 1930, la part du centile le plus riche était de 20 % en Algérie et de 15 % en France). Si ces niveaux ont quelque peu baissé après la Deuxième Guerre Mondiale, ils demeuraient bien au-dessus des niveaux recensés en France métropolitaine et au Royaume-Uni. Et s’il est vrai que certaines personnes d’origines extra-européennes ont pu occuper le sommet de la pyramide, ce fut rarement le cas en Afrique. En Inde, au contraire, les plus riches colons britanniques ont souvent partagé le sommet avec certains autochtones. Alors qu’en Afrique, les colons ou expatriés européens se sont, dans une bien plus large mesure, arrogé les plus hauts échelons de la richesse. Les colonies d’implantation, même si plus riches, ne présentaient pas des concentrations de richesse plus importantes que les colonies moins peuplées d’Européens. Pour cause, dans ces dernières, les expatriés européens les plus riches étaient plus exclusifs et recevaient des primes plus généreuses que les colons implantés. Il est frappant de constater que les inégalités endogènes des populations de colons blancs étaient comparables à celles observées dans les métropoles. Dans les colonies d’implantation, la baisse des inégalités qui intervient après la Deuxième Guerre Mondiale, est due à la chute des inégalités au sein des populations de colons européens, qui ont suivi les mêmes tendances à l’aplanissement qu’en France et au Royaume-Uni. Cette tendance ne veut pas dire que les inégalités de revenus entre les colons et les populations autochtones se sont pour autant résorbées.

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Références

Titre original de l’article : Income inequality under colonial rule. Evidence from French Algeria, Tunisia, Cameroon, and Vietnam, and comparison with the British Empire 1920-1960

Publié dans : CEPR Discussion Paper 14969 & WID.world Working Paper 2020/14

Disponible via : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03022276/


* Chercheurs PSE

Crédits visuel : Shutterstock – Prachaya Roekdeethaweesab