Menu

Par Jérôme Bourdieu, professeur à PSE et directeur de recherche à l’INRAE.

Construire la chronologie d’un processus historique, définir les périodes temporelles dans lesquelles il se déroule, avec ses ruptures et ses crises, identifier des régimes durables, distincts et cohérents dans leur nécessité interne et interagissant par la logique de leur succession, forment un ensemble de tâches essentielles au métier d’historien. Et ces interrogations sont cruciales pour quiconque étudie l’évolution de la richesse économique dans la longue durée. Définir des périodes historiques conduit en réalité à une sorte d’injonction contradictoire que l’on voudrait présenter ici et qui consiste, d’une part, à vouloir soumettre les évolutions historiques à un cadre d’analyse unique et, en cela, anhistorique et, d’autre part, à tenter d’identifier des périodes, éventuellement consécutives et interdépendantes, mais dotées de logiques propres et autonomes et, de ce fait, en partie incomparables.

LA PÉRIODISATION COMME OUTIL DE STRUCTURATION DE L’HISTOIRE
Une première perspective consiste à envisager la durée totale d’un processus économique dans un ensemble de durées historiques. Dans le cas de l’accumulation de richesse économique au cours de la révolution industrielle jusqu’à l’amorce d’un État providence après 1945, il s’agit d’établir le lien entre les trajectoires des patrimoines individuels, leur distribution, et d’autres grandeurs caractéristiques d’une économie telles que le niveau des salaires et des profits, l’investissement, la productivité des facteurs, etc. La périodisation pourra avoir pour rôle de distinguer des phases dans ce processus et d’identifier ses bornes. On peut penser en termes de cycles économiques de différentes amplitudes, définissant autant de périodes séparées par des ruptures historiques dont les plus évidentes seront celles qu’expriment les crises, les guerres ou les changements institutionnels marquants (ainsi 1848, 14-18, 1929 ou 39-45 sont des points de repère difficiles à négliger).

Cette perspective admet ou même suppose qu’il existe quelque chose de suffisamment constant et homogène dans son essence pour que l’on puisse désigner d’un même terme la richesse économique au cours du temps. Outre l’intérêt analytique d’une telle démarche qui permet de mobiliser dans un cadre conceptuel commun des variables économiques universelles, cette approche présente l’avantage de renvoyer à une contrepartie empirique presque immédiate : nous sommes en mesure d’évaluer la richesse économique des individus car nous avons la chance de disposer de sources fiscales exceptionnelles qui évaluent la richesse individuelle lors du décès – ce qui est très certainement la seule source systématique disponible pour observer la richesse économique, même si c’est, de ce fait, au prix d’un biais d’observation important.

LA RICHESSE ET SA MESURE
Cette première perspective, si commune soit-elle, repose sur une conception de la richesse économique qui soulève toutefois des questions complexes : quel sens donner à une richesse économique considérée comme un phénomène homogène et constant sur une période de temps aussi longue ? Peut-on réellement comparer la richesse économique d’un individu en 1840 avec celle d’un autre observé en 1920 ? Il est certes possible de comparer les valeurs économiques des biens détenus par deux individus à deux points du temps en considérant que ces valeurs correspondent à une sorte d’estimation de ce qu’ils obtiendraient en vendant leurs biens. Mais capture-t-on ce que l’on souhaite observer en tant qu’économiste de la richesse quand on connaît sa valeur vénale ?

En convenir serait un peu comme admettre que l’on sait tout du plomb et de la plume en connaissant leur poids. En réalité, lorsque l’on examine la valeur de la richesse d’un paysan du Languedoc du milieu du XIXe et celle d’un ouvrier du Nord dans l’après-guerre, on compare bien plus que des montants : on croit en fait pouvoir lire derrière ceux-ci quelque chose qui parle de la qualité de vie ou même du bien-être de ces individus. Et lorsque par une sorte de scrupule qui n’explicite pas toujours ses motifs, on compare seulement des positions dans la distribution des montants, on fonctionne en réalité avec le même implicite.

Prendre au sérieux l’idée de périodisation, c’est envisager la possibilité de rompre avec un double biais de perspective : le premier consiste à admettre qu’il existe dans le réel quelque chose d’uniforme et constant que l’on qualifie de richesse économique. Le second admet que la valeur vénale de cette richesse n’est pas une manière parmi d’autres de la mesurer mais constitue la richesse elle-même. Or, définir la richesse par la mesure que fournit sa valeur vénale, c’est considérer que la valeur de la richesse pour un individu correspond à la valeur de sa vente, ce qui est en un sens contradictoire puisqu’il ne l’a pas vendu et c’est bien pour cette raison que l’on peut l’observer. De plus, l’étude de l’origine de la richesse individuelle révèle qu’une partie non négligeable de celle que détient un individu à sa mort a été héritée et est restée pour ainsi dire intouchée tout au long de sa vie.

INSCRIRE LA RICHESSE ÉCONOMIQUE DANS SON CONTEXTE HISTORIQUE
Réduire la richesse économique à sa valeur vénale induit le risque de confondre la valeur de vente et la valeur de pouvoir vendre mais surtout conduit à négliger toutes les autres raisons de détenir de la richesse économique : comme réserve de pouvoir d’achat, moyen d’assurance, garantie, droit d’usage sur certains biens, source de pouvoir de décision économique ou encore de statut social. Toutes ces propriétés sont inscrites de manières différentes dans les éléments qui composent la richesse et elles disparaissent par l’agrégation de leurs valeurs monétaires. Disparaît alors également l’espace des alternatives qui correspondent à chaque usage possible – être propriétaire d’un logement, détenir un montant équivalent d’actions, etc.

Or, l’ensemble de ces usages alternatifs sont inscrits dans des espaces de possibles et, en particulier, dans des contextes historiques qui sont déterminants pour en comprendre le fonctionnement ou le rôle. Dans une société où, pour exercer son activité économique, il faut être propriétaire de ses instruments de production, où l’accès au capital productif se passe dans le cadre familial, où, pour fonder une famille, il faut disposer d’une dot et, encore, où les femmes sont juridiquement mineures, alors le rôle de la richesse économique n’y est pas le même que dans une société où prédominent le salariat et la démocratie salariale, les assurances sociales, l’éducation gratuite et obligatoire, et la retraite à soixante ans.

Il apparaît ainsi que les détenteurs de richesse économique n’ont pas les mêmes intérêts économiques mais aussi politiques dans ces différents contextes. Il en va de même pour tous ceux qui ne possèdent aucune richesse : ce qui définit le rapport à la richesse dans ce cas particulier tient avant tout aux ressources socialement accessibles à ceux qui n’ont rien. Faute de définir la richesse économique parmi l’ensemble des dispositifs sociaux qui, historiquement, donnent un accès individuel à des ressources – ce qui suppose de construire une périodisation des phénomènes économiques, on se laisse bercer par l’illusion de la constance du nominal.